Commerce international

Supply Chain : le nearshoring devient une option pertinente

02 novembre 2021

La situation préoccupante de la pandémie en Asie du Sud-Est et la pénurie d'énergie en Chine ont réduit les capacités de production en Asie de l'Est. Ajoutées aux perturbations actuelles de la supply chain, ces difficultés font du nearshoring une option de plus en plus pertinente.

Ces derniers mois, la lutte contre la pandémie en cours a desservi l'Asie du Sud-Est, qui figurait jusqu’à présent parmi les options les plus prometteuses en matière de diversification des approvisionnements. Depuis juin 2021, l'indice des directeurs d’achat (PMI) du Vietnam est inférieur à 50, ce qui indique une contraction des activités manufacturières (graphique 1). Les capacités de production de certains autres pays d'Asie du Sud-Est sont également limitées. L'indice PMI de la Thaïlande montre par exemple un repli des activités manufacturières pendant cinq mois consécutifs. Les secteurs de l'habillement et de la chaussure sont parmi les plus touchés.

La réduction des activités manufacturières en Asie du Sud-Est a contraint les entreprises à rechercher d'autres sites de production, surtout à l'approche des fêtes de fin d'année, dans la perspective d’un rebond de la consommation et des ventes au détail. L'une des options les plus sérieuses est incontestablement la Chine.

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Graphique 1 - Source des données : IHS Markit et Bureau national des statistiques de Chine

Cependant, la pénurie actuelle d'énergie en Chine a créé une asymétrie entre la capacité de production réduite et la demande d'exportation (graphique 2). Le phénomène est d'autant plus important que certaines des régions touchées sont des provinces clés pour la production en Chine, comme Jiangsu et le Zhejiang. Certaines mesures administratives ont été prises pour accroître l'offre intérieure de charbon, bien que la production domestique soit temporairement entravée par les conditions climatiques difficiles. Dans le même temps, la Chine a accéléré ses achats de charbon à l'étranger. Selon Reuters, les importations chinoises de charbon ont bondi de 76 % en septembre.

Il faut donc premièrement garder à l’esprit que l’approvisionnement restreint en énergie peut aggraver l'inflation. Les capacités limitées, face à la demande mondiale de charbon, peuvent entraîner une hausse des prix des matières premières. En outre, la récente décision chinoise de libéraliser le prix de l'énergie produite à partir du charbon augmentera également les coûts de fabrication chinois, bien qu'une intervention politique soit prévue dans le contexte de la flambée des prix. Deuxièmement, on peut s’attendre à des restrictions persistantes dans l’industrie, afin de concilier consommation d’énergie et réglementation environnementale, ce qui fera peser des contraintes sur les fabricants chinois.

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Graphique 2 - Source des données : China Customs et National Energy Administration

Rebond de l'activité manufacturière en Inde

À l’inverse des pays d'Asie de l'Est, l'Inde connaît une reprise robuste de l'activité manufacturière (graphique 1). Selon le ministère indien du Commerce et de l'Industrie, septembre 2021 a enregistré une augmentation de 18,59% des exportations hors pétrole et hors pierres précieuses et bijoux en glissement annuel, et une croissance de 33,14% par rapport à septembre 2019, dépassant les performances pré-pandémie. Cette hausse peut être attribuée à la croissance des exportations de biens d'ingénierie, de produits chimiques, de textiles et de produits électroniques.

Cette forte performance devrait se poursuivre. À court terme, la croissance accélérée des commandes à l'exportation en septembre par rapport à août indique que les chargeurs cherchent continuellement d'autres fournisseurs, en raison de la réduction des capacités de production en Asie de l'Est.

À plus long terme, le fait que l'Inde soit le troisième bénéficiaire d'investissements directs étrangers (IDE) en 2020, notamment dans le secteur de l'information et des télécommunications, après la Chine (212 milliards d'USD) et les États-Unis (171 milliards d'USD), signifie que les flux sortants de l'Inde sont prometteurs, notamment dans la catégorie des machines électroniques.

Nearshoring : la voie à suivre ?

Jusqu’à présent, les stratégies de diversification des approvisionnements bénéficiaient principalement à l'Asie du Sud-Est, en raison du savoir-faire établi, du faible coût de la main-d'œuvre dans cette région, et d’un scénario de pandémie relativement sous contrôle. Mais les réductions des capacités de fabrication en Asie de l'Est, les coûts d’expédition record et la congestion des modes de transport donnent désormais au "nearshoring" une vraie pertinence.

Il ne faut pas confondre cette tendance avec le "neashoring/reshoring" de secteurs stratégiques voulu par les gouvernements, par exemple dans le secteur des batteries de véhicules électriques ou dans l'industrie pharmaceutique. Les mouvements actuels de "nearshoring" ont lieu dans des industries traditionnellement concentrées en Asie, comme la fabrication de meubles et de vêtements. Par exemple, le groupe de mode italien Benetton prévoit de réduire de moitié sa production en Asie et de déplacer ses activités de fabrication vers les Balkans et l'Europe de l'Est pour se rapprocher de son marché. De même, IKEA a annoncé qu'il allait transférer une partie de ses activités de production en Turquie.

  • L'exemple de la Turquie

Nous avons choisi de nous pencher plus en détail sur le cas de la Turquie, l'une des options de nearshoring les plus prometteuses pour le marché européen.

En 2021, la Turquie a enregistré un fort rebond de ses exportations vers l'UE, surtout à partir du deuxième trimestre (graphique 3). En septembre 2021, le pays a enregistré un record historique dans l’histoire de la République, l'Allemagne, les États-Unis et le Royaume-Uni étant les trois principales destinations des exportations. Les perturbations en Asie de l'Est auraient principalement bénéficié au secteur manufacturier turc du textile et de l'habillement, une des principales filières d'exportation du pays. La Turquie a représenté 13 % des importations de textile et d'habillement de l'UE au premier semestre 2021, soit 2 % de plus qu'en 2019 [1]. Les exportations de ce secteur devraient continuer à enregistrer de bonnes performances, avec un indice PMI de 55,9 dans le secteur de l'habillement et des articles en cuir en septembre.

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Graphique 3- Source des données : Eurostat

La dérivation temporaire du commerce semble également se transformer en une stratégie de nearshoring à plus long terme. Les statistiques sur les investissements directs étrangers plaident en tout cas en faveur de cette hypothèse. Les flux d'IDE en Turquie au cours des cinq premiers mois de 2021 ont augmenté de 13% par rapport à la même période en 2020. En outre, même si les IDE en Turquie ont chuté de 16 % en 2020, la part de la Turquie dans le flux mondial a légèrement augmenté pour atteindre 0,9 % contre 0,6 % en 2019. Cela peut être également le signe d’un intérêt croissant pour la Turquie en tant que destination d'investissement.

À plus long terme, les IDE sont susceptibles de générer des flux sortants croissants de la Turquie vers l'UE, notamment dans les produits de base liés à l'automobile et à la téléphonie mobile. Ces deux industries ont été la principale source d'IDE à destination de la Turquie en 2020 et 2021. Notons que la Turquie se révèle particulièrement attractive pour les fabricants chinois de téléphones mobiles. Plusieurs d’entre eux, dont Huawei, Xiaomi et OPPO, ont investi en Turquie, ce qui peut constituer l’amorce d’un mouvement stratégique pour étendre leur marché dans la région EMEA. La forte présence des fabricants chinois de téléphones mobiles en Turquie peut également attirer les IDE de fabricants de produits intermédiaires du secteur, afin former une supply chain régionale.

Pour les pays voisins de l'UE, en Afrique du Nord et en Eurasie, le bouleversement actuel des chaînes d'approvisionnement mondiales peut donc constituer une opportunité d'absorber les investissements d’entreprises fortement présentes ou intéressées par le marché européen.

Bien entendu, le nearshoring n'est pas facile à mettre en œuvre et ne peut être réalisé du jour au lendemain. Des recherches récentes financées par le gouvernement allemand sur le potentiel de nearshoring des Balkans occidentaux indiquent que la qualité de la main-d'œuvre, les formalités administratives et la qualité des infrastructures restent les principaux obstacles. Ces éléments ne concernent pas uniquement le cas des Balkans occidentaux. Ils constituent des paramètres essentiels en matière de nearshoring. En outre, dans le cas de la Turquie, les tensions politiques avec l'UE rendent les relations économiques bilatérales imprévisibles.

De la mondialisation à la régionalisation ?

La pandémie semble reconfigurer la supply chain mondiale en un modèle plus fragmenté, mais aussi plus régionalisé. Le nearshoring ne concerne pas que les marchés européens ou américains, mais aussi l'Asie de l'Est. Selon le rapport annuel sur la confiance des entreprises publié par la Chambre de commerce de l'UE en Chine en 2021, les entreprises européennes n’ont jamais eu aussi peu l’intention de transférer leurs investissements hors de Chine. S'alignant sur le principe "en Chine, pour la Chine", la décision de localiser en Chine les aide à améliorer la résilience de la supply chain afin de maintenir leur compétitivité sur le marché chinois.

Cependant, s'approvisionner entièrement au niveau local ou régional est particulièrement difficile pour les industries profondément intégrées dans les supply chain mondiales. L'un de nos précédents articles a montré que la diversification pourrait également générer des connexions commerciales croissantes entre la Chine et les pays de diversification. Selon un récent rapport de l'OMC, au cours du premier trimestre de 2021, les exportations chinoises de biens intermédiaires ont bondi de 41 %. Alors que de plus en plus d’entreprises pourraient commencer à étudier la faisabilité du nearshoring, le commerce des pièces intermédiaires devrait continuer à prospérer au niveau mondial.


[1] Codes SH 61 et 62.

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Docteur en sciences politiques, Ganyi nous livre un regard affûté sur les évolutions du transport et de la Supply Chain dans le monde, par le prisme des tendances politiques et économiques.
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