Analyse Transport & Logistique

Compagnies maritimes : une rentabilité préservée

05 septembre 2024

La prolongation des perturbations en mer Rouge amène à revoir à la hausse le seuil d’équilibre financier des compagnies maritimes de lignes conteneurisées exerçant sur la route Asie-Europe.

Le passage par le cap de Bonne-Espérance pour relier l’Asie à l’Europe par voie maritime s’inscrit finalement dans la durée. Cela fait maintenant plus de 10 mois que les compagnies maritimes de lignes régulières doivent recourir à cette route pour contourner les perturbations causées par les attaques des rebelles houthis en mer Rouge. Une situation qui commence à avoir des impacts très sérieux sur l’efficacité opérationnelle et sur les achats de carburant des compagnies maritimes.

En effet, l’allongement des routes maritimes induit une consommation de carburant accrue et pénalise d’autre part la capacité d’emport car le nombre de rotations possibles est réduit par rapport au passage par le canal de Suez. "Ce marché est trop lent et brûle beaucoup trop de fuel", nous confiait récemment un cadre dirigeant d’une compagnie maritime. Dans la présentation de ses résultats financiers du 2è trimestre 2024, Maersk mentionne par exemple une augmentation de 18% de la consommation de carburant par rapport à la même période de 2023, en raison du re-routing des navires par le cap de Bonne-Espérance.

Si l’on ajoute à cela des coûts d’assurance qui flambent, il est clair que les compagnies maritimes subissent actuellement un net renchérissement de leurs charges d’exploitation.

1/ Un seuil pivot de rentabilité qui a quasiment doublé

À l’issue de la pandémie de Covid-19, nous avions estimé le taux de fret pivot moyen nécessaire pour assurer la rentabilité des opérations d’une compagnie maritime sur l’axe Asie-Europe à 1800 USD/40 dry hors THC (pour une relation directe entre un port de base chinois et un port de base nord-européen via le canal de Suez).

Bien sûr, il s’agit d’un taux indicatif, car les composantes des coûts opérationnels sont très variables d’une compagnie à une autre (vitesse, consommation, taille, âge, taux de remplissage et coût journalier du navire, qualité de l’équipage et du pavillon, etc.). MSC, qui exploite proportionnellement le plus grand nombre de navires équipés de scrubbers, continue par exemple de bénéficier d’un différentiel en sa faveur, compte tenu de l’écart de prix d’environ 200 USD / tonne sur l’achat de carburant IFO 380 par rapport aux carburants à teneur en soufre réduite. Cet avantage, combiné à la force de frappe que lui donne sa position de n°1 mondial en termes de capacités offertes, fait de MSC le faiseur de tendance sur le marché des taux de fret.

La nouvelle donne du passage par le cap de Bonne-Espérance a introduit un alourdissement direct des charges d’exploitation que nous avions évalué en février dernier à environ 1000 USD par conteneur 40’ dry. Puis, pour les raisons évoquées précédemment, ce surcoût a rapidement gonflé pour atteindre 1200 à 1500 USD par conteneur, voire 1700 à 1800 USD pour les compagnies les plus petites et ayant le plus de mal à massifier les flux.

Désormais, le seuil de rentabilité des compagnies à prendre en compte pour le deuxième semestre dans les stratégies d’achat des chargeurs se situe aux environs de 3400 USD/ 40’. Pas mal de grands chargeurs (directs et NVOCC) ont réussi à acheter autour voire légèrement en-dessous de ces niveaux au premier semestre, ce qui n’est plus tenable pour les compagnies.

2/ Baisse des taux spot et hausse des taux contractuels

La nouvelle donne géopolitique a eu un impact sur les prix de transport. Alors que les taux de fret maritime chutaient depuis le 2è semestre 2022, jusqu’à descendre en-dessous des seuils de rentabilité, le quasi blocage du canal de Suez a mis un terme à cette tendance.

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Source : Upply Freight Index

La hausse des taux spot FAK semble cependant avoir atteint un pic en août. On observe actuellement une baisse sur ce marché, parallèlement à une augmentation annoncée des taux contractuels trimestriels et annuels. Les taux spot restent toujours au-dessus des taux contractuels (ce qui n’était anormalement pas le cas durant la majeure partie de l’année 2023), mais l’écart se resserre.

Foncièrement, l’augmentation des taux de fret contractuels ne correspond pas à un net rebond de la demande. Les compagnies maritimes tentent d’imposer des hausses afin que les taux de fret contractuels ne flirtent pas trop dangereusement avec la limite permettant de couvrir les coûts opérationnels. Mais il n’est pas garanti que les compagnies parviennent à faire passer ces augmentations auprès des clients, les chargeurs misant aujourd’hui sur une négociation permanente.

3/ Une rentabilité des compagnies pour l’instant en repli

Dans notre analyse de début d’année sur la rentabilité des compagnies maritimes, nous avons avancé l’hypothèse d’une probable amélioration de la rentabilité des compagnies en 2024 par rapport à 2023 compte tenu de la nouvelle donne géopolitique, mais sur la base d’une hausse modérée et sans commune mesure avec les gains exceptionnels de la période post-Covid.

Pour l’instant, la lecture des résultats semestriels des principales compagnies maritimes montre encore des chiffres majoritairement en déclin par rapport au premier semestre 2023. Toutefois, l’écart se réduit entre le premier et le deuxième trimestre.

Au second semestre, dans l’hypothèse où le passage obligé par le cap de Bonne-Espérance perdure, il est à peu près assuré que les résultats financiers seront nettement supérieurs à ceux du S2 2023, qui avaient été marqués par une dégradation significative. Maersk et Hapag Lloyd, par exemple, ont encore revu à la hausse le montant estimé de l’Ebitda et de l’Ebit pour l’exercice en cours.

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Source des données : publications financières des compagnies

Incontestablement, les compagnies maritimes ont à ce jour tiré un bénéfice financier de la situation en mer Rouge, malgré un alourdissement significatif de leurs charges d’exploitation. On n’en est cependant pas au stade qui permettrait d’évoquer des "super-profits". Les signes de nervosité du marché montrent aussi qu’elles restent à la merci d’un retournement de tendance en fonction de l’évolution du contexte géopolitique. Si les compagnies améliorent leurs résultats nets annuels d’une dizaine de % en 2024, ce sera déjà une performance remarquable.

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Expert du transport maritime depuis 25 ans, Jérôme met toute sa connaissance du secteur au profit d'Upply. Capitaine de navire dans l'âme, il est également l'auteur du Lexique anglais-français du transport maritime conteneurisé (Paris : CELSE, 2001).
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