L'Accord Phase 1 entre la Chine et les États-Unis n'a certainement pas apaisé les tensions bilatérales durablement. Dès le départ, les relations commerciales entre les deux pays ont été confrontées à des défis. Et la pandémie de coronavirus semble avoir augmenté les tensions sous tous les aspects.
Avec l'Accord Phase 1, la Chine s'est engagée à acheter pour 110 milliards de dollars supplémentaires des produits fabriqués aux États-Unis. Bien que la mise en oeuvre de cet accord ait pris du retard, les effets devraient commencer à toucher les secteurs manufacturiers européens, notamment en France et en Allemagne. Selon un rapport de la Chambre de commerce des États-Unis, la réduction de la demande chinoise pour des biens en provenance de l'UE pourrait aller jusqu'à 11 milliards USD en 2020.
L'escalade des tensions commerciales sino-américaines soulève des inquiétudes quant au sort de l'Accord Phase 1, ce qui pourrait avoir des répercussions sur les exportations de l'UE vers la Chine. Néanmoins, des signaux politiques et certains indicateurs économiques, tels que la poursuite des achats de soja, suggèrent que la continuité dans la mise en œuvre de l'accord commercial est plus probable qu'une rupture totale.
Cela n'empêche pas l'Europe de jouer ses atouts. La demande chinoise en produits alimentaires européens reste forte, malgré l'engagement d'acheter des produits américains. L'Espagne, principal fournisseur de porc à la Chine, a ainsi multiplié ses exportations par 2,3 en avril vers ce pays, au plus fort de l'épidémie espagnole de la Covid-19. Globalement, l'UE a été le plus grand fournisseur de porc de la Chine au cours des cinq premiers mois de 2020 et la tendance devrait se poursuivre pour le reste de l'année.
Les tensions transatlantiques entraîneront-elles également un détournement des produits européens ? Les tarifs douaniers de 15% à 25% imposé par les États-Unis sur 7,5 milliards USD de produits alimentaires et aéronautiques de l'UE, depuis octobre 2019, semblent maintenant être devenus la nouvelle norme dans le commerce UE-États-Unis. L'Europe pourrait alors être tentée de se tourner vers le marché chinois. Cependant, ce qu'elle a perdu aux États-Unis suite aux tensions commerciales ne sera pas nécessairement compensé.
Par exemple, en raison des droits de douane supplémentaires, les vins français a perdu 16,4% en valeur à l'exportation vers les États-Unis au dernier trimestre de 2019 (-11% en volume). Mais sur la même période, les exportations de ces produits vers la Chine ont également baissé de 12%, tant en valeur qu'en volume. Bien que la France reste le plus grand exportateur de vin vers le marché chinois, le pays fait face à une concurrence croissante du Chili et de l'Australie. Ceci étant, les tensions récentes entre la Chine et l'Australie pourraient faire des ravages pour les exportations de vin australien au marché chinois. Le Japon apparaît comme une alternative plus prometteuse pour ces produits sur le marché asiatique. En 2019, depuis que l'ALE UE-Japon est entré en vigueur, les importations japonaises de vin français [1] ont augmenté de 9,7%.
De même, la récente enquête américaine concernant les taxes sur les services numériques dans l'UE pourrait conduire à des droits de douane supplémentaires sur les produits européens importés. Si tel est le cas, un certain détournement potentiel des échanges n'est à nouveau pas exclu. Plus tôt cette année, les États-Unis ont menacé d'appliquer un tarif douanier de 100% sur la nourriture et les articles de mode français en riposte à la taxe numérique, même si les deux parties sont finalement parvenues à un consensus. Si l'on veut rester optimiste, on peut toutefois considérer que l'enquête américaine est davantage un outil de marchandage dans la perspective de la future négociation de l'accord commercial entre les États-Unis et l'UE, plutôt qu'une démarche visant à transformer radicalement la situation actuelle par l'introduction de droits de douane supplémentaires.
Au cours des cinq derniers mois, les exportations chinoises vers les États-Unis ont diminué de 11,4%, en raison du double effet des tensions commerciales et de la pandémie [2]. Les conséquences de la guerre commerciale peuvent être observées dans la part décroissante des importations américaines en provenance de Chine. Pour les volumes d'expédition conteneurisés (kg) [3], ces importations ont représenté 44% des importations totales américaines en provenance d'Asie au cours des quatre premiers mois de 2020, tandis que ce chiffre atteignait 57% pour la même période en 2018, avant la guerre commerciale. Si nous considérons les principaux ports d'entrée, nous remarquons que pour les quatre premiers mois de 2020, les volumes de conteneurs en provenance de Chine via Long Beach et Los Angeles ont chuté respectivement de 39% et 29%, tandis que les volumes en provenance du Vietnam ont augmenté de 152% et 30% par rapport aux quatre premiers mois de 2018.
Dans ces circonstances, les tensions entraîneront-elles un détournement des exportations chinoises du marché américain vers le marché européen, en particulier avec le déconfinement progressif en Europe ? Pas nécessairement.
Certes, les données commerciales des douanes chinoises en mai suggèrent une légère reprise des exportations chinoises vers l'UE, avec une contraction de -0,6% par rapport à la baisse de -4,5% en avril. Cependant, la différence provient principalement de la forte augmentation des importations européennes d'équipements de protection individuelle chinois en raison de la pandémie. Sur le marché américain, en revanche, la baisse importante des produits chinois importés provient des machines et des produits de consommation tels que les chaussures, les meubles et les jouets. Ces produits sont aussi ceux pour lesquels la demande sur le marché de la vente au détail a chuté le plus pendant la pandémie en Europe. La nouvelle baisse de la capacité de transport de 15% sur la route Asie-Europe au troisième trimestre, avec un retrait d'environ 4 millions d'EVP, révèle une vision durablement pessimiste de la demande du marché européen en provenance d'Asie.
En outre, même si la demande de l'UE pour ces produits reprenait, les produits chinois devront faire face à une concurrence croissante des produits vietnamiens sur le marché européen. Le Vietnam est en effet un important fournisseur pour certains produits tels que les petites machines, les chaussures ou les vêtements. Ce scénario pourrait devenir plus pertinent, en particulier après l'entrée en vigueur de l'accord commercial UE-Vietnam qui devrait intervenir en août, avec à la clef une suppression progressive de 99% des tarifs douaniers sur sept ans [4].
L'analyse de la situation suggère donc que les tensions actuelles entre la Chine et les États-Unis ne devraient pas nécessairement conduire à des relations commerciales plus étroites entre l'UE et la Chine. Cependant, on voit émerger une nouvelle donne dans le commerce bilatéral.
Les tensions sino-américaines et la pandémie ont poussé l'UE à réfléchir à son autonomie stratégique. La volonté de souveraineté numérique manifestée par l'UE semble également être une de ses réponses aux tensions sino-américaines, qui sont par nature un concours de normes technologiques. "Nous ne sommes pas la Chine, nous ne sommes pas les États-Unis , nous sommes des pays européens, avec nos propres valeurs et nos propres intérêts économiques, que nous voulons défendre", a déclaré Bruno Le Maire, ministre français de l'Économie et des Finances, lors du lancement du projet cloud GAIA-X en Europe. Cette tendance politique pourrait conduire à une contraction de la demande de l'UE pour les produits critiques en provenance du marché chinois, soit par la diversification des fournisseurs, soit, à long terme, par une relocalisation.
Les relations de l'Europe avec la Chine et les États-Unis vont bien au-delà des intérêts économiques purs, car elles sont fortement imbriquées avec le contexte politique. La récente déclaration de Mme Merkel pendant la présidence allemande du Conseil de l'UE reflète l'approche générale de l'UE dans la recherche d'un équilibre entre la Chine et les États-Unis. L'élargissement du volume des échanges avec la Chine n'est d'ailleurs pas le seul problème qui concerne l'UE dans ses relations économiques avec la Chine.
Le second semestre de 2020 sera crucial pour les relations trilatérales Chine-UE-États-Unis. Si Joe Biden remporte les élections américaines de novembre, les relations UE-USA pourraient se détendre. L'amélioration des relations transatlantiques sert également l'intention de créer une ligne de front unie pour défier la Chine. L'impact potentiel sur le commerce UE-Chine, dans cette éventualité, doit être soigneusement étudié. Le sommet UE-Chine qui s'est tenu par visioconférence le 22 juin a de nouveau suscité l'espoir que la négociation sur l'accord global sur les investissements, qui dure depuis 7 ans, sera conclue cette année. En tout état de cause, ce sera une excellente occasion pour l'UE d'accroître son influence et de façonner ses relations bilatérales aussi bienavec la Chine qu'avec les États-Unis.
[1] Le taux de croissance est calculé sur les données fournies par Eurostat, le vin français désigne ici le vin appartenant à la catégorie du code SH 2204.21.
[2] Ceci est basé sur des données publiées par les douanes chinoises.
[3] Les données de ce paragraphe, si elles ne sont pas spécifiées, sont générées et calculées sur la base des données commerciales fournies par le Bureau du recensement des États-Unis.
[4] Le tarif douanier sur les chaussures, dont le Vietnam est un des principaux fournisseurs du marché européen, sera supprimé au bout de 7 ans.