Analyse Transport & Logistique

Transport maritime conteneurisé : nos scénarios pour le 2è semestre

05 juillet 2022

Le ralentissement de la demande commence à peser sur les taux de fret. Les compagnies maritimes gardent encore largement la main, mais les lumières de la fête s’étiolent.

Le ralentissement de la croissance économique était attendu, après l’exceptionnelle progression de 2021. On savait que l’effet "rattrapage", qui avait boosté la consommation après les confinements engendrés par la pandémie de Covid-19, ne durerait pas. Mais personne n’avait anticipé l’ampleur de l’atterrissage qui est en train de se produire. C’est le moment de passer en revue nos trois scénarios 2022, à la lumière des nouveaux paramètres économiques et géopolitiques perceptibles.

Des prévisions de croissance en chute libre

En début d’année, la Banque mondiale prévoyait pour 2022 une croissance de 4,1%, et le FMI et l’OCDE étaient même un peu plus optimistes. Pour les économies avancées, la Banque mondiale avançait le chiffre de 3,8% de progression. Mais début juin, les prévisions ont été considérablement revues à la baisse. Il est désormais question d’une croissance mondiale de 2,9%, et de 2,6% pour les économies avancées.

Particulièrement touchée par les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Europe suit le même mouvement. La Commission européenne, qui prévoyait 4% de croissance du PIB pour cette année, avance maintenant un chiffre de 2,7%. Quant à l’hypothèse de croissance de la production, elle a été ramenée de 2,1% à 0,8%.

Sous-estimée en 2021, l’inflation est en train d’exploser. En Europe, elle est passée de 4,6 % (en glissement annuel) au dernier trimestre de 2021 à 6,1 % au premier trimestre de 2022. Mois après mois, des records sont battus dans l’histoire de l’union monétaire. Ce fut encore le cas au mois de mai avec un taux de 8,1%. Dans ses prévisions du printemps 2022, la Commission évoque une inflation globale de 6,8% en 2022 contre 2,9% l’an dernier.

Cette poussée de l’inflation est dévastatrice. Elle joue évidemment sur le pouvoir d’achat des ménages, mais entraîne aussi une hausse des taux et du poids de la dette. Certains pays comme l’Italie ou le Portugal connaissent déjà leurs premières grosses alertes sur ce point. L’heure est donc à la mobilisation pour tenter d’endiguer le phénomène. La Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne ont toutes deux annoncé un relèvement des taux directeurs. Il faut s’attendre à des temps difficiles.

La fin d’un modèle

Jusqu’en avril, les marchés financiers sont restés confiants. Il y a eu une répercussion en cascade de l’augmentation des coûts et chacun en a profité pour améliorer sensiblement ses marges. Mais en bout de chaîne, le consommateur final atteint aujourd’hui la limite de ses capacités d’absorption. Cela pourrait avoir un impact brutal sur ses comportements d’achat qui vont s’orienter clairement vers de nouvelles priorités, à savoir se déplacer au quotidien, manger et se chauffer l’hiver prochain. Les plus épargnés saisiront éventuellement l’opportunité de voyager à nouveau, après deux années d’isolement pandémique contraint.

Cette situation est notamment lourde de conséquence pour la Chine, très dépendante de ses exportations même si elle multiplie depuis deux ans les efforts pour développer également son marché domestique. Les producteurs chinois, qui devaient déjà faire face au double challenge de la situation pandémique et des chaînes d’approvisionnement désorganisées et onéreuses, sont maintenant rattrapés par l’érosion des commandes occidentales. Les objectifs de croissance 2022 de la Chine pourraient ne pas être atteints, car le ralentissement économique mondial risque de compromettre les espoirs d’un rattrapage au second semestre, après les confinements du premier.

Notre système économique basé sur une croissance quasi exclusivement dépendante de la consommation de produits de plus en plus majoritairement d’origine asiatique était un système déjà usé avant l’entrée dans la pandémie et ses effets révélateurs. En cette fin de premier semestre 2022, l’Europe apparaît tiraillée entre la tentation de prolonger encore un petit peu le système de l’ancien monde, et la volonté d’évoluer vers un nouveau modèle. Reste à savoir lequel, et avec quelles sources d’énergie.

Un atterrissage en douceur... pour l’instant

Ces mutations profondes ont un impact sur le transport maritime conteneurisé, que nous pouvons observer sur les trois scénarios que nous envisagions pour 2022.

Scénario 1 : les compagnies maritimes continuent de mener la danse

Ce scénario n°1 de nos projections de janvier dernier envisageait un doublement voire un triplement des recettes des compagnies maritime en 2022. Il paraissait à l’époque le plus probable, tant les compagnies étaient en position de force pour aborder l’année, avec une très forte revalorisation des contrats à longs termes.

Le pari est très largement gagné sur le premier semestre. La légère érosion des taux FAK spot à l’import d’Asie vers l’Europe a en effet été très largement compensée par la hausse des taux contractuels et par la poursuite de la revalorisation du marché transatlantique westbound. Les rentabilités devraient rester très bonnes pour les compagnies au deuxième semestre et le panier moyen, grâce aux résultats exceptionnels du premier semestre, devrait rester bien au-dessus des résultats déjà record de 2021. Les profits peuvent en principe doubler entre 2021 et 2022 et nous estimons donc que ce scénario n°1 reste encore le plus probable.

  • Des signaux d’alerte

Cependant, quelques nuages commencent à poindre pour les compagnies en ce début de deuxième semestre. Les décisions d’achat des acteurs économiques sont affectées par le ralentissement de la demande, lié à la forte inflation, et par le climat d’incertitude général engendré par la situation pandémique persistante et le contexte géopolitique dégradé par la guerre en Ukraine.

La marchandise est plus chère, pas toujours disponible, et surtout la visibilité manque toujours sur les délais d’approvisionnement transocéaniques. Comme les distributeurs occidentaux disposent de très vastes stocks qui leurs coûtent chaque mois de plus en plus cher, ils puisent aujourd’hui prioritairement dans ces stocks avant de procéder à de nouvelles commandes. Cet attentisme est désormais palpable sur le marché, de façon plus marquée sur l’Asie-Europe que sur l’Asie-US.

Cela ne signifie pas que les volumes s’effondrent en provenance d’Asie. En revanche, on ne constate pas le tsunami de conteneurs que certains experts annonçaient, suite à la levée des confinements à Shanghai.

  • Une accalmie sur les taux FAK

L’été sera chaud pour les compagnies si les taux spot FAK commencent, et c’est déjà le cas, à s’approcher furieusement des taux contractuels. Les chargeurs vont alors inéluctablement demander des renégociations de contrats, ce que les compagnies ne voient pas d’un bon œil. En effet, cela signifierait un début de reprise en main du marché par la demande, ce qu’elles souhaitent éviter à tout prix.

Quelles que soient les conditions de marché, il est toutefois illusoire de penser que l’on puisse retrouver les taux de fret pré-pandémiques pour les conteneurs en sortie d’Asie. En effet, les coûts d’exploitation des compagnies ont fortement augmenté, principalement sous la pression du prix du fuel qui a quadruplé depuis le début de la pandémie.

D’autre part, il peut également y avoir un sursaut de demande au quatrième trimestre en cas de décrue inflationniste significative en occident, ce qui semble au demeurant peu probable.

  • Des arbitrages nuisibles à la qualité de service

La technique des blanks sailings et de la désynchronisation des services de lignes dites régulières, qui a fait le succès financier des compagnies en 2021, se poursuit en 2022. Cela produit les mêmes effets de tension sur le marché, avec son corollaire maintenant installé de congestions portuaires généralisées.

Il est intéressant de noter que certains terminaux portuaires arrivent à être davantage congestionnés qu’en période pré pandémique, bien qu’ils traitent moins de navires et moins de trafic sur des bases mensuelles. Un comble, mais qui s’explique par la déplanification généralisée des escales.

Les compagnies, qui préfèrent pour l’instant maintenir les recettes plutôt que de réintroduire de la qualité de service au détriment des volumes, sont de plus en plus stigmatisées par les pouvoirs publics aux États-Unis, quand elles ne sont pas désignées comme uniques coupables des effets inflationnistes généralisés, ce qui est bien sûr abusif.

Scénario 2 : la machine mondiale se grippe

C’était un peu notre scénario catastrophe : trop de grains de sable bloquant momentanément la mécanique des économies maritimes mondialisées. Force est de constater que nous n’en sommes pas passés très loin avec les derniers confinements en Chine. La menace s’est momentanément éloignée mais ce scénario du grippage reste d’actualité, car des aggravations sont toujours possibles au cours du deuxième semestre, en raison du contexte géopolitique ou pandémique.

La situation est d’autant plus tendue que les compagnies ne font pas l’effort de re-métronomiser leurs services pour cadencer les escales et par conséquent restaurer les capacités régulières. Les navires sont tellement lents, les services tellement irréguliers, les engagements sur les embarquements et les transit time tellement faibles que la notion de pilotage de chaîne logistique a perdu toute sa substance. Les chargeurs sont contraints de passer d’une stratégie du "just in time" à une stratégie du "just in case", ce qui annihile au passage 30 ans d’amélioration continue des process logistiques internationaux.

Cette impuissance a d’abord suscité la colère des professionnels. Aujourd’hui, l’heure est plutôt à la résignation désabusée. Les chargeurs ont perdu du contrôle et doivent payer plus, sans garantie d’obtenir ce qu’ils veulent en matière de service.

Chez Upply, nous estimons à 20% la capacité offerte supplémentaire immédiatement disponible en espace et en conteneurs par mois, par service et par port, si l’ensemble des services se recalaient sur leurs fenêtres hebdomadaires, jour fixe heure fixe… Bien évidemment, les compagnies maritimes n’ont aucun intérêt à réveiller cette offre "dormante", compte tenu des effets déflationniste sur les taux de fret qu’elle susciterait immédiatement.

Scénario 3 : une conquête de parts de marché portée par la seconde ligne

Ce scénario reposait sur l’hypothèse de baisses de tarifs initiées par des opérateurs de second rang membres des grandes alliances, qui s’affranchiraient de la "carrier discipline". Cet effet n’a été observé que très marginalement lors du premier semestre. Pour l’instant, personne n’a osé sauter le pas tant l’effet de politique tarifaire indifférenciée est profitable.

Mais le contexte est en train de changer. Si les taux de fret spot FAK n’arrivent pas à remonter dans le courant de l’été pour inverser la tendance en sortie de Chine vers l’Europe et les États-Unis, cela signifiera clairement que la demande est en panne. Ce scénario pourrait inciter les "petits" à tirer les premiers pour augmenter leur part de marché dans un marché baissier en volume. Mais les leaders de chaque Alliance veillent au grain et gèrent déjà dans la pratique les allocations de leurs partenaires minoritaires.

En revanche, si un opérateur de premier rang joue le marché à la baisse avec des visées de conquête de parts de marché à court terme, nous pourrions assister à un tsunami sur les taux spot suivi d’une phase explosive de renégociation de contrats de long terme tous azimuts. Cette hypothèse, extrême, n’est cependant pas à exclure totalement. Le retard à rattraper pour la production-exportation chinoise pèse lourd dans le concert mondial en 2022. La baisse des prix du transport maritime pourrait être une option encouragée, d’autant qu’il est maintenant clair que la Chine est devenue, nearshoring ou pas, un pilier solide et incontournable des chaînes de fabrication mondiale.

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Expert du transport maritime depuis 25 ans, Jérôme met toute sa connaissance du secteur au profit d'Upply. Capitaine de navire dans l'âme, il est également l'auteur du Lexique anglais-français du transport maritime conteneurisé (Paris : CELSE, 2001).
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