Encore groggys, les économies frappées par l’épidémie de Covid-19 commencent à esquisser les contours du monde d’après. Qu’en sera-t-il dans le secteur de la ligne maritime conteneurisée ? Bien que l’exercice soit à haut risque, tant la crise que nous vivons plonge le monde dans une incertitude économique et géopolitique sans précédent, nous vous proposons trois scénarios envisageables. Précisons d’emblée que le pire d’entre eux, et c’est heureux, nous paraît aussi le moins vraisemblable !
Il est fort probable que l’avenir mixera des éléments de ces trois scénarios. Mais quelle que soit l’hypothèse, nous prévoyons une décroissance globale des échanges conteneurisés planétaires pour 2020 et au-delà, à des degrés variables géographiquement. En effet, les tensions politiques, commerciales et diplomatiques accrues avec la Chine, peuvent dans le meilleur des cas conduire à un rééquilibrage des échanges, et dans le pire des cas à un isolement relatif temporaire. Par ailleurs, l’épidémie de coronavirus agit comme un électrochoc : États et grands groupes prennent brutalement conscience d’une situation de dépendance excessive vis-à-vis de la Chine, qui pourrait accélérer le nearshoring et la recherche de sources d’approvisionnement alternatives, en accompagnement d’évolutions sociétales dites de rupture.
Avant de développer les différents scénarios, dressons la cartographie de l’offre et de la demande, telle qu’elle prévalait avant la crise.
Du côté de l’offre
Du côté de la demande
Dans cette hypothèse, la reprise se fait essentiellement sur les mêmes bases qu’avant la crise. Déjà fragilisées, les compagnies maritimes continuent à souffrir. En effet, l’équilibre entre l’offre et la demande, déjà très défavorable aux transporteurs avant la crise, se creuse en raison de l’inactivité commerciale et industrielle constatée durant la période de confinement.
On peut raisonnablement penser que dans un tel scénario, les compagnies accentueront les politiques déjà mises en œuvre pour contrer ce déséquilibre. Elles pourraient étrangler l’offre à l’extrême en rallongeant encore plus les transit times Asie-Europe, avec passage via Le Cap, tout en continuant leurs programmes de "blank sailings". La restauration de la capacité n’interviendrait qu’en cas de reprise avérée de la demande. Cette contraction volontaire et solidaire de l’offre est-elle bien compatible avec les règles de concurrence ? Pour l’instant, en tout cas du côté de des autorités européennes, le mouvement ne semble pas avoir suscité beaucoup de réactions. Au contraire, le règlement d’exemption dont bénéficient les compagnies a été prorogé pour 4 ans. Le temps des conférences n’est plus si loin...
Mathématiquement, avec une reprise significative durant l’été et un bon second semestre, il est encore possible de sauver l’année a minima avec ce scénario dans lequel le yield management des compagnies prévaut. Cela suppose toutefois qu’il n’y ait pas de deuxième vague notable d’épidémie, pas de re-confinement et que la consommation reprenne sur un rythme au moins identique à l’année précédente dès la mi-mai. Si toutes ces conditions sont réunies, ce scénario peut permettre de maintenir le statu quo et d’éviter ainsi une nouvelle faillite "à la Hanjin" dont le risque est aujourd’hui bien réel. Les compagnies du Top 10 sont engluées dans une logique d’acquisition de méga porte-conteneurs qui les empêche d’entrevoir la réduction de la surcapacité. Leur agilité et leur capacité d’adaptation sont de fait durablement réduites, et elles se montrent de façon endémique incapables de répondre au besoin de vitesse exprimé par les chargeurs qui souhaitent rattraper au maximum le temps perdu au plus fort de la crise.
Pour les chargeurs, ce scénario n’est pas une bonne nouvelle. La demande doit s’adapter et continuer à payer à minima les prix actuels pour un service dégradé et des transit time plus longs, malgré un prix du fuel historiquement bas. Autrement dit, les chargeurs subissent, leur choix se limitant à s’orienter vers les compagnies les moins en difficultés financières possible pour minimiser le risque de rupture d’approvisionnement de leur supply chain. Cela peut d’ailleurs contribuer à renforcer les options ferroviaires conteneurisées alternatives au tout maritime via les Nouvelles Routes de la Soie. Une tendance au demeurant déjà sensible depuis le début de l’année.
Reste à savoir si toutes les compagnies continueront à jouer le même jeu. Certaines pourraient tenter une approche plus orientée client en acceptant de différencier leur offre. Leur marge de manœuvre dépendra aussi des aides directes ou indirectes de leurs États de tutelle dont elles pourraient bénéficier pour prétendre passer l’orage.
Pour l’instant, ce scénario, dont nous estimons la probabilité de concrétisation à 50%, semble tenir la corde. Il impliquerait une perte des volumes maritimes annuels conteneurisés de l’ordre de -5% à -15% à l’échelle planétaire, le pivot de référence actuel étant évalué à -11% selon la dernière projection du FMI reprise par le Forum international des Transports. S’il se confirme, il signerait une nouvelle avancée de la Chine, qui continue en douceur à tisser son maillage portuaire en Europe de l’Est et de l’Ouest ainsi que sur le continent africain, ce dernier consolidant son rôle de "porte-avion" chinois aux portes du sud de l’Europe, en complément des Nouvelles Routes de la Soie et de l’initiative 17+1 sur la façade est-européenne. La prochaine étape pourrait être une mainmise de la Chine sur les contrats commerciaux de FOB en CIF pour les flux du retail occidental.
Ce deuxième scénario a pour postulat de base un réveil européen, suite aux fragilités mise en lumière par la crise, même si elles existaient déjà avant de façon latente. Un nouveau vent politique souffle en faveur d’une Union européenne régénérée, avec une certaine temporisation supplémentaire sur le Brexit, ainsi qu’une reprise en main des pays de l’Union européenne qui ont un peu trop cédé aux sirènes chinoises dans leurs stratégies de partenariat.
On voit alors se mettre en place un certain interventionnisme des États dans les échanges commerciaux stratégiques, car l’Europe a pris conscience que son indépendance est vitale pour l’approvisionnement de produits essentiels comme les médicaments, les technologies, mais aussi dans certains secteurs industriels "low tech" comme l’automobile à énergie fossile et le textile. Dans cette hypothèse, le phénomène de nearshoring au profit du Maghreb et de l’Europe de l’Est, déjà amorcé, s’accélère. À cela s’ajoute une autre prise de conscience : l’importance des productions occidentales et africaines pour satisfaire les besoins du marché chinois (alimentation, minerais, terres rares, pétrochimie fine, etc, ...). Tout cela aboutit à un certain rééquilibrage des échanges intercontinentaux, avec la valorisation des productions occidentales et africaines à l’exportation et la fin de la Chine comme unique "usine du monde", qui a conduit au modèle industriel planétaire sino-centré.
Sur un plan maritime, cela se traduit par une baisse de la demande et des volumes conteneurisés transportés au long cours. L’activité maritime se réoriente, avec une progression du "short sea". Ce scénario de rupture "douce" coûtera plus cher en investissements à court terme, mais il offre une perspective plus verte. Il aura également besoin de s’appuyer sur un appel massif à la route et au fer pour assurer son développement. Il pose par ailleurs une question majeure : que faire des navires de 20 000 EVP et plus, pour la plupart presque neufs et non amortis, alors que la demande ira naturellement vers des formats de 10 000 EVP à 14 000 EVP ? De la casse est à prévoir du côté des grandes compagnies.
Pour les chargeurs, il s’agirait d’une mutation profonde, permettant de meilleurs temps de transit et un meilleur bilan carbone, ainsi qu’une moindre dépendance aux sourcings conventionnels éloignés, en contrepartie d’un coût direct plus élevé lié à la mise en place de nouveau flux, en tout cas à court terme. Ce scénario, dont nous évaluons les chances d’amorce de concrétisation à 35% pour 2020, ne produirait ses effets qu’à partir de 2021-2022. La perte de volumes maritimes conteneurisés annuels pourrait atteindre -10% à -20% en 2020 à l’échelle planétaire, et davantage encore durant les deux années suivantes.
Notre dernier scénario s’appuie sur l’hypothèse d’un repli atlantiste incluant l’Europe, face à un ennemi chinois déclaré, l’épidémie de coronavirus ayant agi comme un révélateur au sens photographique du terme. Estimant son mode de vie fondé sur les libertés individuelles menacé, l’Occident veut mettre à distance la Chine et son ambition planétaire d’asseoir son leadership idéologique et économique. La Chine reste l’acteur central sur l’intra-Asie, la Russie reste neutre... ou pas.
On assiste alors à une "déglobalisation" accélérée, renforcée par une conscience environnementale extrême partant des plus jeunes générations. Le retour à des besoins plus fondamentaux et raisonnés, appris pendant le confinement, se confirme. On assiste également à une réaffectation des territories, appuyée par la généralisation du télétravail en complément d’un retour massif à la ruralité. Le développement local s’appuie aussi sur les low-techs.
Ce scénario engendre une récession économique planétaire massive et porte un risque très important de montée des populismes et de défiance accrue vis-à-vis de la puissance publique. Si un emballement de ce type se produit, l’effet sera bien évidemment dramatique pour le transport maritime. Aucune grandes compagnie ne pourrait faire face à un tel scénario, elles seraient toutes obligées de se restructurer profondément en se mettant sous la protection de leurs États de tutelle pour se voir attribuer des missions commerciales à dominante régalienne (continuité territoriale, échanges avec les zones "amies", etc).
Ce scénario "catastrophe", qui conduirait à des pertes de volumes maritimes conteneurisés planétaires de l’ordre de -30% à -50%, ne dépasse pas, selon nous, les 15% de probabilité. Mais il n’est pas totalement exclu, comme en témoignent les propos parfois outranciers tenus ces derniers mois côté américain ou côté chinois.